Lorsque ce mercredi 6 mai, Xavier Chéreau, le DRH de PSA, annonce au cours d’une conférence sur LinkedIn, quelques heures après le CSE central, sa volonté de pérenniser le télétravail dans le groupe, avec comme objectif “la présence sur site une journée à une journée et demie par semaine en moyenne”, la proposition étonne voire désoriente. Car en voulant faire du travail à distance la norme, et non plus l’exception pour ses activités hors production, il pose les jalons d’une véritable révolution de bureau. Si son souhait se réalise, ce ne seront plus 18 000 télétravailleurs réguliers ou occasionnels que comptera d’ici à cet été le groupe, mais bien 80 000 travaillant dans le tertiaire, le commercial et la recherche-développement. Y compris les fonctions administratives des sites de production. Soit quasiment une personne sur trois (200 000 salariés dans le monde).
Un dernier accord en janvier 2020
Un changement d’échelle qui rompt avec l’esprit même du dernier accord sur le télétravail, signé le 29 janvier avec FO, la CFE-CGC, la CFTC et la CFDT. Celui-ci portait, en effet, le télétravail de 25 à 30 jours par an et avançait l’éligibilité d’accès au travail à distance à six mois d’ancienneté, contre 12 initialement ; le recours aux demi-journées étant ponctuellement autorisé.
Les entreprises vont-elles jouer les prolongations, à l’instar du constructeur automobile ? Selon une enquête de l’ANDRH, publiée le 30 avril, 46 % des professionnels RH sondés prévoient une négociation sur le sujet ou la renégociation de l’accord existant. Et 36 % envisagent la mise en place d’une charte ou d’une mise à jour. L’épidémie de covid-19 pourrait ainsi amener à généraliser durablement cette pratique.
Retour d’expériences
Reste que si cette annonce recueille des adhésions, les écueils sont nombreux. Toutes les métiers et les postes ne s’y prêtent pas. D’autant que la situation peut se révéler inconfortable selon l’environnement. “Aussi le recours au télétravail doit-il se faire sur la base du volontariat”, avance Franck Don, délégué CFTC de PSA. À moins peut-être de développer les tiers-lieux, en collaboration avec les collectivités locales.
En outre, “la perspective de généraliser durablement ce mode de travail est un véritable changement de paradigme qui nécessite un retour d’expérience sur le télétravail imposé durant le confinement ainsi que des phases de tests pour sa mise en œuvre”, indique Olivier Lefebvre, délégué central FO de PSA.
Or, pour l’heure, “la priorité est de préparer les plans de relance pour amortir le choc de la crise, assure Gabriel Artero, président de la fédération métallurgie CFE-CGC. Ce n’est pas le sujet du moment”.
“Casser le lien social”
Pour Jean-Pierre Mercier, délégué central CGT, le problème numéro un est “de casser le lien social, le lien collectif qui se crée physiquement dans une entreprise. C’est le plus dangereux. Je prends ça comme un retour au travail à domicile, comme au XIX siècle”.
Un contexte qui peut, de fait, s’évérer totalement anxiogène. Ce sentiment d’isolement est également pointé du doigt dans l’enquête de l’Ugict-CCT, publiée début mai : près de la moitié des télétravailleurs interrogés déplorent un manque de contacts avec leurs collègues. Et 27 % regrettent ce même manque vis-à-vis de leur hiérarchie. Ce que confirme Martin Richer, responsable du pôle entreprises travail et emploi du think tank Terra Nova : “dans le travail, il y a un aspect transactionnel (des tâches à effectuer) mais aussi relationnel”.
D’après un sondage du JDD du 10 mai, plus de la moitié des salariés sondés souhaitaient retourner sur leur lieu de travail habituel, à partir du 11 mai.
“Souvent, les discussions informelles et le langage non verbal sont aussi importants que ce qui se dit en réunion. Non seulement, c’est là qu’on obtient des informations non officielles, mais c’est ici que se créent le lien social et la confiance”, poursuit Martin Richer. La pression pourrait, de plus, aux yeux de Jean-Pierre Mercier, être plus difficile à contrer dans la solitude. Martin Richer évoque aussi la situation des nouveaux embauchés, ce mode de travail pouvant constituer un frein à leur intégration : “On sous-estime l’aspect social du présentiel ; on ne crée pas une culture d’entreprise à distance”.
Des managers pas forcément prêts
Pas facile, en effet, de manager ses équipes à distance. Or, ce modèle signe la fin d’un modèle managérial. “Le manager devra donc accepter d’exercer un contrôle moindre sur son collaborateur et engager un dialogue avec lui. Son premier rôle sera de soutenir l’équipe, d’inventer de nouveaux rituels de sociabilité, de communiquer et d’instaurer une solide relation de confiance”, note Martin Richer. “Ce qui signifie que les compétences à mettre en œuvre relèvent plus des soft skills que des savoir-faire métiers ou de la gestion de tableaux Excel”, renchérit Jean-Christophe Berthod, directeur associé de Secafi (conseil et expertise auprès des CSE). Or, tous les managers n’y sont pas prêts.
“Il y aussi des risques d’iniquité entre les équipes, notamment entre les cols blancs et les cols bleus”, pointe Gabriel Artero. “Attention à ne pas créer de décalage ou de fracture entre les fonctions tertiaires et R&D et les équipes engagées au plan industriel et opérationnel”, résume Olivier Lefebvre, délégué syndical central FO de PSA.
Économies immobilières
Au-delà, les organisations syndicales craignent que la généralisation de ce mode de travail ne soit surtout l’occasion de réaliser de substantielles économies de mètres carré. PSA prévoit, en parallèle, la fermeture de son site de Rueil-Malmaison (déjà acté). “Les collaborateurs concernés se répartiront sur les sites de Poissy et de Velizy, assure Franck Don. Les bureaux vont être réaménagés en espaces dynamiques, sans bureau attitré”. Autrement dit, en salles de réunion pour pouvoir échanger au retour des salariés.
“Une démarche économique mais qui peut aussi s’avérer judicieuse pour favoriser l’intelligence collective”, note Jean-Christophe Berthod qui rappelle qu’IBM avait fait marche arrière en 2017, constatant que l’entreprise avait observé une perte d’innovation en généralisant le télétravail, faute d’interactions. Et demandé à ses employés de retourner au bureau.
Autant de raisons pour lesquelles les organisations syndicales comptent jouer la prudence face à l’enthousiasme du DRH. Car si Xavier Chéreau compte boucler la négociation en deux mois, avec à la clef, un accord, début juillet, les syndicats jugent, en revanche, “le délai irréaliste”. “L’évolution de l’organisation du travail ne pourra se faire que par la co-construction et sans brûler les étapes alors que nous ne sommes pas sortis de la crise sanitaire”, prévient Olivier Lefebvre.